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mots-nomades de Patrice Favaro - Page 50

  • Les vessies et les lanternes...chapitre 4

     POURQUOI J'ECRIS POUR...

    Pour explorer plus en profondeur encore le sujet soulevé par la question : « Peut-il exister une littérature POUR la Jeunesse », il n'est pas inutile d’examiner ce que disent à ce propos certains des auteurs concernés.

    Sur le site La littérature jeunesse à l’école (à découvrir ici), un questionnaire a été soumis à une douzaine d’auteurs et d’illustrateurs reconnus dans le domaine éditorial qui nous intéresse ici. Fort judicieusement, l’animateur du site fait débuter son tir de questions par la suivante «  Que signifie pour vous d’écrire pour la jeunesse ? »

    L’examen des réponses fait apparaître très distinctement deux catégories d’intentions. La première est des plus inévitables dès lors qu’il s’agit de livres destinés à de jeunes lecteurs, elle a d’ailleurs non seulement marqué toute l’histoire de ce domaine littéraire mais on peut considérer qu’elle en est à l’origine même : « l’intention pédagogique »[1].

    Voici ce que l’on trouve au gré des différentes réponses, je cite :

    - Amener les enfants vers la vie, les aider à se construire

    - Les aider à aller vers les auteurs classiques.

    - Je suis aussi un humaniste et j’essaie de transmettre ces valeurs à travers les livres.

    - Entretenir l’espoir de pouvoir leur offrir un livre sur lequel viendront se poser tous les autres

    - Répondre à un problème rencontré par l’enfant ; divorce de ses parents, mort d’un proche, adoption…

    On pourrait facilement croire qu’il s’agit là de déclarations d’intention dues à des enseignants et non celles d’auteurs entendant faire œuvre de littérature. Écrire pour la jeunesse serait donc une activité avant tout pédagogique, didactique, utilitaire, où l’auteur ne se livrerait à l’art de divertir le lecteur qu’à condition de lui transmettre des enseignements utiles… y compris en matière de psychologie. Cette vue ne date pas d’hier, c’est exactement ce que professait Jules Hetzel (l’éditeur de Jules Verne) : le pédagogisme d’une part et le produit de divertissement de l’autre, et ce dès 1864 en lançant son Magasin d’éducation et de récréation destiné à la lecture familiale et au titre hautement symbolique. On le voit rien de nouveau là-dedans, même s’il est incontestable qu’une « certaine » littérature puisse se manifester dans des œuvres de ce type. Mais on sait quelle difficulté elle a alors pour s’affranchir des lourdeurs de ce type d’intentionnalité. L’écriture de Jules Verne a des pesanteurs en la matière qui l’éloignent c'est le moins qu'on puisse dire des jeunes lecteurs d’aujourd’hui.

    Le second principe d’intention répondant toujours à la même question se revendique, lui, comme essentiellement littéraire :

    - Ca me permet d'avoir une écriture la plus directe et la moins intellectuelle possible.

    - Je m'adresse directement à eux, sans autre intermédiaire 

    - Écrire vraiment, sans chercher à flatter son lecteur ou à lui complaire.

    - Ce n’est pas écrire en ayant sans cesse à l’esprit son lecteur.

    - C’est d’abord écrire.

    - Des prétextes à donner ma vision du monde.

    On retrouve bien là certains critères énoncés par Isabelle Jan (voir chapitres précédents), et considérés par elle comme des marqueurs significatifs de « littérature ». Mais il me semble que se dessine à travers ces propos d’auteurs comme en creux une silhouette obsédante à leurs yeux : celle du jeune lecteur. Même quand ils se défendent de « penser trop souvent » à lui, quand ils revendiquent le fait de « s’adresser directement à lui sans autre intermédiaire », ils nous indiquent par là qu’ils accordent à leurs lecteurs une place particulière qui diffère de celle que peut avoir le lecteur pour un auteur qui s’adresse à son semblable.
    Ce que je veux dire surtout par là, (je parle ici du roman dit "de jeunesse", l'album est un sujet à part sur ce point) c'est que même s'il prétend s'en garder, l'auteur qui écrit POUR la jeunesse ne peut faire l'économie de penser à celui pour qui il écrit quand il écrit. Prétendre le contraire me semble suspect parce qu'il y a au moins un moment où ce auteur se doit d'y penser: lorsqu'il envoie justement son manusctit à un éditeur spécialié jeunesse! Si ce n'était pas le cas... cela reviendrait à dire qu'il n'existe tout bonnement pas d'édition jeunesse : que tous les auteurs sont publiés chez des éditeurs de "littérature générale"... et que c'est dans leurs catalogues que les jeunes lecteurs trouvent leurs bonheurs de lecture. Une situation qui n'est d'ailleurs pas impossible, mon roman On ne meurt pas, on est tué, a connu un pareil destin (j'y reviendrai plus longuement), publié d'abord chez Denoël, puis "adopté et primé" par dejeunes lecteurs ce qui lui a valu de passer en poche chez Scripto-Gallimard Jeunesse. Mais c'est une éventualité assezrare, et, je le crains, plus encore aujourd"hui que par le passé.

     "Destiner son roman à un éditeur jeunesse", on me rétorquera que cela ne risque pas d’influer sur l’écriture, sur la vraie création littéraire, puisque ce choix  n'intervient qu'une fois l’œuvre achevée. Je l’ai longtemps cru, à tort. Pour deux raisons, la première est que cela ne se passe pas si souvent ainsi : en édition jeunesse, un auteur répond souvent à des commandes, à des collection ciblées, à des rencontres avec un éditeur qui lui propose de s'aventurer sur une piste ou une autre, le tout bien entendu pour des tranches d’âge plus ou moins clairement définies. Exit donc le « je ne pense pas à mon lecteur ». La seconde raison, c’est que même en dehors de toutes demande éditoriale, on sait bien qu’on a peu de chance de voir son texte publié s’il échappe à quelques règles de base dans ce domaine. La première, la plus prégnante, est celle de l’identification à travers l’âge du personnage. J’ai un manuscrit dont le héros et narrateur est un homme très âgé. Je n’ai pas trouvé preneur… Dans la note du comité de lecture d’une très grande maison ayant un département jeunesse incontournable, note au demeurant enthousiaste sur le texte et que m’a amicalement fait parvenir un des éditeurs de la dite maison, on s’interroge : à qui donc pourrait être destiné ce texte ? La réponse n’a pas dû paraître évidente… d’où un refus sans appel.

    Autant bien se l'enfoncer dans la tête: le jeune lecteur n’est pas, ne sera jamais, un lecteur comme les autres. Il existe un fossé réel entre lui et l’auteur, celui qui sépare l'enfant ou l’adolescent de l’adulte. Je reviendrai sur ce lecteur pas comme les autres. Or, c’est ce fossé que je viens d'évoquer que, me semble-t-il, s’évertue à masquer un certain type de livres qui encombrent le plus souvent les librairies aujourd'hui. Pour quelle raison ? Parce qu’il s’agit désormais d’adapter le « produit » à son « consommateur ». On est loin de la littérature me direz vous… oui, mais sûrement pas d’une certaine conception de la « littérature pour la jeunesse » qu'a un nombre non négligeable d'éditeurs.

    Je me propose de revenir là-dessus bientôt, car c’est bien à cet endroit qu’on cherche le plus à faire passer aux yeux de toute une génération de sacrées vessies pour des lanternes !

     

    En attendant, il n'est pas interdit de réagir dans les commentaires!



    [1] On pourra (si l’on veut !) lire mon essai : La littérature de voyage pour la jeunesse ou les enfants de Xénomane, éditions Thierry Magnier, 2009. Un chapitre entier est consacré à ce sujet.

  • Les vessies et les lanternes… chapitre 3

    LUI, CE N’EST PAS UN AUTEUR JEUNESSE !

    La sentence est tombée, comme un couperet… un peu émoussé.

    Il ya quelques années. Un salon du livre, un parmi tant d’autres. Une brasserie, tout ce qu’il y a de plus représentatif du bon goût rustico-cantinier qui est de mise dans ces temples du décongelé-réchauffé. Passons, nous ne sommes pas là pour gastronomiser mais rencontrer nos jeunes lecteurs. Nous : quelques auteurs et deux jeunes illustratrices (c’est un substantif qui ne peut se décliner désormais que sous a forme féminine et juvénile ; aujourd’hui, si vous n’êtes pas « …trice »  et encore moins jeune… passez votre chemin, vous dira le DA… directeur artistique… ce substantif-là ne se rencontre, lui, qu’au masculin).

    Habituellement, je me méfie de ce genre de réunion… on finit toujours par parler des mêmes sujets : palmarès des lieux calamiteux où nous entraînent parfois des invitations trop vite acceptées, cas avérés de maltraitance éditoriale, enseignants formidables, enseignants minables, et nos droits d’auteur, nos droits d’auteurs si chétifs, anémiques…  Pour une fois, il en allait autrement, sans doute la qualité des convives ici attablés ( !!). Nous devisions sur nos bonheurs de lecture, nous invitions à notre table les bons livres « jeunesse » que nous avions croisés sur notre route de lecteurs « adultes ».

    Un peu naïvement, je lâchai deux noms d’auteur. Le premier : Salman Rushdie avec son Haroun ou la mer des histoires, qui est un merveilleux livre bourré d’inventions, de fantaisie mais aussi de sens profond… comme  ces hommes que Rushdie met en scène et qui pourchassent les conteurs d’histoires en étant équipés de lampes frontales qui projettent… de l’obscurité.  Inutile d’insister sur le symbole. Autour de moi, on tiquait un peu sur la validité de mon choix… « On a dit livre jeunesse, et ce titre n’es pas paru en jeunesse ! » Heureusement j’avais un argument de choc  dans ma manche : « Oui, mais Salman Rushdie a écrit ce roman pour son fils, un ado âgé alors de 13 ans ! » Silence radio. Un point pour mois. Grisé par ce succès, je lançai le nom d’un deuxième auteur: Hubert Mingarelli. « Lui, ce n’est pas un auteur jeunesse ! » La sentence est tombée, comme un couperet… de la bouche d’un auteur jeunesse respecté et vénérable qui sait ce que c’est qu’un auteur jeunesse… la preuve, il a même écrit un livre sur le sujet puisqu'il est.. un auteur jeunesse .

    Pourtant, Hubert Mingarelli, c’est l’auteur de plusieurs romans dûment estampillés « jeunesse »: Le Secret du funambule, Milan, 1989. Le Bruit du vent, Gallimard Jeunesse, 1991 ; La Lumière volée, Gallimard Jeunesse, Le Jour de la cavalerie, Seuil, 1995. L’Arbre, Seuil Jeunesse, 1996 ;  Vie de sable, 1998, Seuil Jeunesse. Et de deux autre qui n’ont pas été publiés en jeunesse, certes, mais que je considère comme deux des plus beaux romans qu’on puisse donner  à lire à quelqu’un qui fait l’apprentissage du difficile passage qui conduit à l’état d’adulte :Une Rivière verte et silencieuse, Seuil, 1999  et La Dernière neige, Seuil, 2000 ?

    Alors quoi ? Pourquoi pas lui ? Parce que, me dit un second  gentil excommunicateur venant au secours du premier : « Un bon roman jeunesse c’est un roman qui met en scène un héros qui a le même âge que le lecteur et qui vit des aventures susceptibles de passionner justement un lecteur de cet âge. » Autrement dit, si l’on reprend les différents points d’Isabelle Jan cités dans le post précédent à propos de l’album mais qu’on peut étendre selon moi au roman…  cette définition du bon livre Pour la jeunesse correspond exactement à ce qu'elle identifie (et je l’approuve à 200%) comme précisément de la… NON-LITTÉRATURE !

     

    Montfroc, cet été. Un autre salon, très sympathique celui-là mais un brin désert. On dédicace, peu, tous. Hubert Mingarelli est là. Je vais le voir. On bavarde. Je regrette : « Quel dommage que vous n’ayez plus de nouveaux romans chez des éditeurs qui publient pour la jeunesse. » Il lève les yeux au ciel, pousse un long soupir, m’adresse un sourire et me dit : « En jeunesse… pffff, c’est si difficile ! » Mingarelli est plutôt du genre taiseux, il ne m'en dira pas plus.

    À chacun d’en tirer sa propre interprétation. Moi, j’ai la mienne : « Ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers ».

    Hubert Mingarelli écrit désormais POUR SES LECTEURS. Son roman Quatre soldats  lui a valu le prix Médicis en 2003, son recueil de nouvelles La lettre de Buenos-Aires est paru en 2011 aux éditions Buchet-Chastel.

     

  • Les vessies et les lanternes...

    Ce printemps, les "professionnels de la profession" se sont beaucoup indignés (eux aussi) contre les propos méprisants de critiques littéraires comme François Busnel envers une certaine littérature dite de jeunesse (l'objet du délit ici).

    "Comment, nos livres n'entreraient pas dans le champ de la littérature ? Mais c'est un scandale! " on protesté les protesteurs patentés (surtout ceux qui avaient besoin non sans raison à mon avis de se justifier). (Un exemple de haute indignation ici)

    Je n'ai pas pris part à ce débat. Trop vieille question, un vrai marronier : qu'est-ce qui fait "littérature"?

    Mais au-delà de cette polémique vaine, on peut valablement s'interroger sur une question de base: peut-il exister une LITTERATURE POUR (que ce soit la jeunesse, les ados, les trentenaires, la ménagère de moins de 50 ans, les séniors, les fans d'équitation, les néogothiques, les j'aime-pas-lire... etc.)

    A mon sens, c'est ce POUR qui condamne un texte ou/et des images à s'exclure du  champ de toute véritable littérature. Ce POUR... les condamne à n'être qu'un PRODUIT, à répondre à la seule intention de PLAIRE. Toute oeuvre ainsi motivée devient alors PUBLIQUE... dans une acceptation particulièrement péjorative que peut avoir ce mot, si vous entendez ce que je veux dire !

    Le mot d'Oscar Wilde  (article ici) en dit long sur le sujet...

    Oscar Wilde: «Un artiste n'est pas le laquais du public».

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    Je reviendrai prochainement sur le sujet à propos des prix littéraires de livres "pour" la jeunesse. En particlier concernant mon roman Mahout, sélectionné pour une douzaine de ces prix cette année.. et qui n'en pas obtenu la queue d'un. Voilà qui devrait me rassurer quant à sa valeur littéraire, non?

  • Quelle littérature destinée à la jeunesse? 3

    LES PROJETS ORPHELINS

    Au fil des années, un certain nombre de projets restent en effet dans les tiroirs de tout auteur faute d’avoir trouvé un éditeur. Les raisons en sont nombreuses et pas toujours faciles à déterminer. On pourrait penser qu’en tout premier lieu la raison majeure est la qualité du projet, évidemment. Mais comment mesurer « objectivement » cette qualité ? Un texte refusé par de nombreux éditeurs est-il pour autant mauvais ? Sans convoquer quelques exemples classiques et fameux, les cas sont nombreux ces dernières années aussi de textes qui ont été refusés par une myriade d’éditeurs avant d’être enfin publiés avec un succès retentissant.

    Un autre élément qui entre en jeu est le hiatus existant entre la vision du public jeunesse que peut avoir le milieu éditorial et celle que possède l’auteur ou l’illustrateur. Voici pour exemple un extrait d’une lettre de refus qui montre bien le fossé qui peut exister entre une certaine vue de ce public et celui que je défends dans mes livres depuis des années.

     « Ton texte est ambitieux, très intéressant dans sa réalisation mais très, trop riche même pour pouvoir trouver, nous semble-t-il, une place chez nous, dans une collection destinée à un jeune public. D'abord par sa nature: nous n'avons pas de lieu où publier un livre aussi illustré que tu le souhaites. D'autre part, sa construction même, dans sa complexité, le rend difficilement accessible à des lecteurs adolescents, habitués à une narration plus simple et plus linéaire. »

    Voici ma réponse adressée à cette (très) grande maison concernant  ce "point de vue":

    Je ne pense pas, comme tu me l’écris, qu’un texte puisse être « trop riche » pour pouvoir trouver sa place dans une collection destinée à un jeune public. Parce que je ne crois tout bonnement pas qu’il existe UN jeune public, mais là aussi, comme chez les adultes (et le contraire serait à désespérer, non?), plutôt DES jeunes lecteurs. Imaginer ce lectorat-là comme un seul et même bloc ne me semble pas correspondre à la réalité (du moins pas encore mais peut-être que demain au train où vont les choses...)

    Un autre facteur pèse aussi lourdement sur les chances d'être publié ou pas quand il s'agit d'un projet concernant un album illustré. Un auteur a infiniment moins de chance de trouver un éditeur quand il propose un projet conjointement avec un illustrateur. Il semble, pour en avoir parlé avec d'autres, que cela soit assez général. Je vous laisse méditer sur les raisons qui peuvent sous-tendre ce fait. Vous pouvez proposer vos solutions en laissant un commentaire. La plus pertinente sera récompensée!

     

    A titre d'exemple, voici un projet élaboré avec Françoise Malaval-Favaro (mon illustratrice préférée!) qui est resté orphelin à ce jour. Il répondait à une demande pour une collection de grands livres cartonnés de contes à lire et à dire mais, parce qu'elle se vendait très mal, a vite été abandonnée... et notre travail avec!

    A vous de juger sur pièce...

     


    JAMAIS CONTENT   

    En ce temps-là, le soleil brûlait si fort et si bas dans le ciel qu’on craignait à tout instant de finir comme un poulet grillé. Rao, le plus intelligent d’entre les hommes, s’en alla trouver Nirantali, la Mère du Monde.

    Parvenu près d’elle, il lui demande :

    ‑ Ne pourrais-tu éloigner un peu le soleil ?

    Nirantali accepte. D’un geste, elle fait remonter l’astre brûlant. Rao n’est pourtant pas satisfait :

    ‑ Trop haut, j’ai trop froid !

    Le soleil redescend.

    ‑ Trop bas, j’ai trop chaud !

    planche 1.jpg

    projet d'illustration de F. Malaval encre et aquarelle

     Nirantali en a plus qu’assez, elle arrête le soleil, là où il se trouve encore aujourd’hui.

    Comme Rao se plaint toujours, Nirantali tire de sa poche une graine, elle la plante en terre et dit :

    ‑ Je te fais un cadeau : je te donne l’ombre d’un arbre.

     À la seconde même, la graine se met à germer et à monter vers le ciel.

    En quelques instants, la pousse est devenue un arbre majestueux, un banian. Toutes sortes de créatures y trouvent refuge. Mais Rao n’est pas content.

    ‑ Les feuilles sont trop petites, elles protégent mal des rayons du soleil.

    Nirantali saisit les feuilles et tire dessus pour les allonger ; puis, elle courbe les branches vers la terre afin de leur donner la forme d’un parasol.

     Rao pousse un long soupir :

    ‑ Si ton arbre donnait au moins quelque chose à manger ! Je n’aurais plus besoin de travailler durement dans les champs.

    Nirantali brise une branche, il en sort du lait. Rao y goutte puis fait la grimace :

    ‑ Le lait de ma vache est bien meilleur que celui de ton arbre.

     Rao se plaint de nouveau :

    ‑ Pourquoi ton arbre ne porte-t-il pas de fruits ?

    À ces mots, Nirantali, qui a bon cœur, fait apparaître des figues sur les branches. Mais cela ne convient toujours pas à Rao.

    ‑ Maintenant les feuilles sont trop grandes, elles cachent les fruits. Il faudra que je monte très haut pour les cueillir, c’est dangereux !

    – Tu n’es jamais content, Rao ! Eh bien ! ce sont les oiseaux qui se régaleront de ces fruits et non les hommes.

     Nirantali tourne le dos à Rao et s’en va. Il pourra toujours essayer de l’appeler, désormais la Mère du Monde ne se montrera plus : les hommes sont bien trop agaçants.

    Illus-Francoise-Malaval.jpg

    projet d'illustration F. Malaval, pâte à modeler

     Rao n’est pas très fier, il s’assoit sous le grand banian pour réfléchir. Au-dessus de lui, les oiseaux chantent et gazouillent, il leur demande :

    – Que dites-vous ?

    – Mille mercis à Nirantali !

     Et Rao sourit, il a compris : le fruit le plus doux, c’est toujours celui qu’on reçoit sans l’avoir demandé.

  • Quelle littérature destinée à la jeunesse? N°2

    Depuis longtemps, j'ai souvent un haut-le-coeur en constatant que le rayon jeunesse de certaines librairies se transforme en quincaillerie: livres gadgets, couverture avec diodes qui scintillent, couleurs flashy, présentoirs agressifs... on se croirait dans un super marché en période noëlloconsommatrice! Le mal touche désormais d'autres rayonnages dans ces mêmes "librairies".

    Avis subjectif d'un râleur patenté, pas si sûr si j'en crois un article que vient de signaler le CRILJ (l'excellent Centre de Recherche et d'Information sur la Littérature pour le Jeunesse... le site ici) et qui a été publié sur Rue 89 sous le titre:

    Quand les libraires deviennent vendeurs de casseroles

     Extraits:

    Les ustensiles culinaires ont envahi les librairies, vendus en coffret avec les recettes. Symptôme de l'évolution du secteur. Une poche à douille pour faire des macarons. Des bols à soupe. Des moules à cupcakes multicolores. Les librairies se retrouvent aujourd'hui parfois en situation de vendeurs de vaisselle.

    Et le livre dans tout ça?... la conclusion est donnée par une "acheteuse" (on ne peut pas parler de lectrice....):

    "Moi je suis super contente d'avoir la vaisselle, mais  les bouquins ne sont pas très intéressants. C'est pauvre en contenu. C'est très gadget, mais ça fait plaisir. Au final je n'ai presque pas ouvert les bouquins."

     

    L'article est à lire ici sauf si tout ça vous donne des renvois... de page!


     

     


  • Carnets de doute... 12

    Parfois le doute vous étreint... l'inutilité d'écrire des mots... Nicolas Bouvier disait: Ne pas croire que les écrivains voyageurs passent leur temps à tailler à la machette leur piste dans la brousse. /.../ S'il en était ainsi, ils n'auraient pas le temps d'écrire une ligne.

    Aucun besoin de tenir un journal, aucun besoin de noter quoi que ce soit. Ah, si! Dès notre arrivée, nous avons vu un éléphant dans les rues de Delhi! Il paraît que c'est un heureux présage.

    En dehors de cet événement, toujours aucun besoin de prendre la moindre note. À quoi bon? C'est Étrange, je tiens toujours un journal lorsque je voyage, absolument jamais le reste du temps. Ai-je donc la sensation, en revenant ici en Inde, de retrouver un autre chez moi? Ou bien est-ce la fraîcheur de mon regard passé qui s'est à jamais évanouie?

    New Delhi, décembre 1994

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    défilé du PCI-M à Cochin 2009

     

     

  • Carnets de doute... 11

    Je reprends un note de voyage écrite l'année suivant le tsunami en Inde, il me semble qu'au regard de la pornographie émotionelle que déversent chaque jours les médias à propos d'Haïti ce texte est toujours d'actualité.

     

    Il y a quelques jours, j’écoutais les infos de midi à la radio, je suis tombé sur Yves Duteil qui disait revenir tout juste d’Inde… de Pondichéry, précisément où son beau-frère fabrique des bateaux. Je connais celui-ci, il fait aussi des meubles et nous en avons achetés chez lui pour Samadama, notre maison indienne. Y. Duteil a déclaré qu’avec son beau-frère, ils avaient créé une association pour venir en aide aux victimes du Tsunami. Il a admis qu’énormément d’argent avait été récolté et qu’avec ces sommes considérables ils avaient pu construire un grand nombre de bateaux pour les pêcheurs sinistrés. Des bateaux si nombreux que les pêcheurs avaient retiré leurs enfants de l’école afin de les mettre au plus vite au travail sur ceux-ci ! Des bateaux si nombreux que les prises de poissons sont devenus de moins en moins bonnes à cause de la surpêche ainsi provoquée. Aussi, continuait Y. Duteil, il faut maintenant construire des écoles et convaincre les pêcheurs d’y envoyer leurs enfants afin que ceux-ci ne deviennent pas à leur tour....pêcheurs !

    Bon, c’est bien et très honnête de la part d’Y. Duteil de nous livrer son mea-culpa (ils sont rarissimes ceux qui le font sur le sujet) mais il aurait peut-être fallu commencer par les écoles, non ? avant cette débauche de constructions navales. Il aurait suffi d’écouter les pêcheurs au lendemain du tsunami pour savoir qu’ils n’avaient qu’une ambition : ne plus retourner en mer, et que leurs enfants n’y aillent jamais. Mais, non, nous autres Bons Blancs, nous sommes des types extraordinaires, nous savons ce qu’il leur faut à ces « peuplades lointaines » et nous avons le cœur sur la main : « tu veux des bateaux en voilà, jusqu’à plus soif… Mais, attention, faut pas oublier d’inscrire en énormes lettres sur le bordage le nom des gentils donateurs que nous sommes ! »
    Il n’y a pas que le mal de mer qui me do
    nne parfois la nausée.

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  • Carnets de doute... 10

    Sans-titre-2.jpgInde du Sud... si photogénique ! Gens d'images, gens de lettres... tous s'y bousculent aujourd'hui... Vu, entre autres, Pennac arpentant les boutiques à touristes de Fort Cochin. So wonderful ! On s'y pressera encore quelques semaines, c'est la belle saison... puis ce sera à nouveau la moiteur implacable, tuante, dès février. Pour ceux qui restent, évidemment ; les hôtels ***** seront vides. Par bonheur, à Paris, il fera encore froid. C'est plus sain, cher ami.

    Qu'est-ce qui attire donc ici ?

    Marchandises exotiques.

    Personne n'y échappe : on tombe, tous, tôt ou tard dans le panneau. L'Inde n'est pas avare de clichés : instantanés saisissants, chromos fulgurants, tableaux éclatants à foison. Même après quinze ans de bourlingue dans ce pays, il n'est pas rare qu'une scène entrevue au hasard d'une rue vous saute au visage comme un feu d'artifice. Toujours tiré au ras du sol, à hauteur de trottoir. On est alors percuté : plein les yeux, plein le cœur. Et pourtant, il ne s'agit jamais que d'images. Images fausses, la réalité est bien loin. Plus la plongée est profonde en ce monde, plus la conscience de notre propre naïveté occidentale nous afflige. Une preuve ? Les dieux se déclinent ici en « murthis », en images. On en compte trois cents, trois mille, trois millions, les avis divergent.

    On est toujours pris par une sorte de frénésie du regard au cours des premiers voyages en Inde. On voudrait  épingler tout ce Sans-titre-1.jpgque l'on voit comme on le ferait avec des papillons dans une boîte. Sourire radieux des enfants, chevelure d'une femme fleurie de jasmin, tout autant qu'un corps mangé par la lèpre. On ne connaît pas la honte. Rien ne nous arrête dans notre fureur entomologique : ni fouiller l'ordure ni plonger la main dans la plaie ouverte, grouillante, pour peu que s'y trouve la pièce qui manque à notre intime cabinet des curiosités. Nous ne craignons nullement d'être contaminés, nous sommes hors d'atteinte, à l'abri des éclaboussures, l'œil protégé par l'épaisseur de l'objectif.

    Je n'y ai pas échappé lors des mes premières visites. Depuis, j'ai appris à me méfier de moi-même. Mon carnet de voyage est à trous : les blancs, les vides, les clichés manquants y comptent plus que le reste.

    Bangalore, Karnatka, Inde, 2004

     


  • Carnets de doute... 9

    50° de latitude

    J'ai marché longtemps vers elles

    sur le chemin, l'inlassable monologue du torrent

    personne à l'horizon, l'histoire oubliée

    j'ai dormi dans le creux du vallon : fleur de glace, hier c'était l'été

    j'ai longtemps marché sans ailes

    à tutoyer le vide, escarpement, ligne de fuite

    des pas et des pas, courbé, sous les sifflets des marmottes

    plus haut, plus loin, la paix, moutonnent les moutons emperlés de rosée

    méditent quelques vaches tranquilles, en se jouant de toute inclinaison

    j'ai longtemps marché vers elles

    chaussé sept fois les bottes de sept lieues

    et, à l'instant du col, à la limite précise où l'air semble s'épuiser

    les fleurs les plus belles, un chant d'oiseau, toujours

    soit le bienvenu là où les montagnes sont des îles dans le ciel.


    Sur le chemin du col Saint-Martin, Queyras, 1999

    P1010016.JPG



  • Carnets de doute... 8

    Au hasard d'un carnet ouvert, mes toutes premières IMPRESSIONS de l'Inde non exemptes de clichés. C'était il y a près de vingt ans. Curieux vertige. Qu'il est long le chemin qui nous permet de déchirer le voile masquant nos yeux.

     

     

    Arrivée à New Delhi, trois heures trente du matin. Atterrissage. Nuit noire.

    Après avoir piétiné longtemps à la douane devant le contrôle des passeports, une première vision m'apparaît dès que je m'engage dans le sas qui conduit à l'extérieur de l'aéroport. Le corps appuyé ou plutôt collé le long des baies vitrées, des dizaines d'individus, tels des insectes attirés là par une lumière trop crue, forment une inquiétante ribambelle. Tous ont les yeux fixés sur les voyageurs qui progressent obstinément vers la sortie. Dans ces yeux, je lis comme une avidité non dissimulée Étranges étrangers, aux regards fiévreux, qui nous examinent encore plus intensément que nous n'osons les observer. Je me sens mal à l'aise dans cette sorte de bocal où nous avançons. Pour me donner une contenance, j'examine à mon tour ceux qui se pressent derrière la paroi de verre. Il y a là un étonnant résumé de tous les styles vestimentaires utilisés depuis l'antiquité par la population masculine : tuniques flottantes, pantalons, châles jetés sur les épaules et retombant en drapé, mais aussi haillons de toutes sortes. De nombreux hommes ne portent qu'une large pièce de coton, du blanc ou des carreaux madras, enroulée autour des reins et dont on passe ou pas un pan entre les jambes. D'autres, au contraire, sont vêtus du classique costume occidental de couleur sombre. Ils arborent néanmoins une barbe patriarcale qui prend racine sous des turbans aux couleurs insensées.

    Dès la sortie, le voyageur je me sens en débarquant pour la première fois sur le sol indien. Choc. Un à un mes repères habituels s'évanouissent, se dissolvent. Rien ne ressemble à quoi que ce soit de connu, d'identifiable, de compréhensible. Les odeurs même me paraissent déroutantes. Ce sont bien ces parfums et remugles de l'Inde qui provoquent le plus sûrement en moi cette sensation de vertige, d'hébétude.


    Taxi brinquebalant d'un autre âge. On roule, mal. Dans le faible faisceau des phares, l'Inde s'éveille. Stupeur : la vie grouille de toute part. Encombrements aux croisements, on manœuvre, des camions sont déchargés devant des hangars vétustes et croulants, on roule encore. Arrêt aux feux de signalisation qui ponctuent notre course nocturne. Un vendeur frappe à la vitre : il propose des couronnes d'oeillets d'Inde, cascades orangées surgies de l'obscurité, elles seront offertes tout à l'heure aux dieux, comme présent matinal. Un cadavre de mouton au ventre gonflé gît sur le bord de la chaussée; des vaches aux mamelles sèches et stériles vagabondent ; on klaxonne, elles s'ébrouent sans trop de hâte. Et toujours, partout, sans cesse, des grappes humaines, des hommes, des femmes, des enfants enroulés dans des châles, surgissant de l'ombre ou couchés sur le bord de la route, assis autour d'un brasero qui fume et rougeoie, en marche comme des somnambules vers des occupation incertaines, de vagues destinations. Tous tournent vers le véhicule leurs immenses yeux noirs que les lumières du taxi incendient.

    Il fait encore nuit, une nuit que déchire à peine, par intermittence, les lampadaires de la chaussée à quatre voies sur laquelle nous roulons à présent. Cet éclairage maladif, anémique, porté par de longues tiges de métal usé dont les lampes donnent au paysage une teinte faiblement orangée. Comme celle d'un œillet fané.

    New Delhi, automne 1991.