LES PROJETS ORPHELINS
Au fil des années, un certain nombre de projets restent en effet dans les tiroirs de tout auteur faute d’avoir trouvé un éditeur. Les raisons en sont nombreuses et pas toujours faciles à déterminer. On pourrait penser qu’en tout premier lieu la raison majeure est la qualité du projet, évidemment. Mais comment mesurer « objectivement » cette qualité ? Un texte refusé par de nombreux éditeurs est-il pour autant mauvais ? Sans convoquer quelques exemples classiques et fameux, les cas sont nombreux ces dernières années aussi de textes qui ont été refusés par une myriade d’éditeurs avant d’être enfin publiés avec un succès retentissant.
Un autre élément qui entre en jeu est le hiatus existant entre la vision du public jeunesse que peut avoir le milieu éditorial et celle que possède l’auteur ou l’illustrateur. Voici pour exemple un extrait d’une lettre de refus qui montre bien le fossé qui peut exister entre une certaine vue de ce public et celui que je défends dans mes livres depuis des années.
« Ton texte est ambitieux, très intéressant dans sa réalisation mais très, trop riche même pour pouvoir trouver, nous semble-t-il, une place chez nous, dans une collection destinée à un jeune public. D'abord par sa nature: nous n'avons pas de lieu où publier un livre aussi illustré que tu le souhaites. D'autre part, sa construction même, dans sa complexité, le rend difficilement accessible à des lecteurs adolescents, habitués à une narration plus simple et plus linéaire. »
Voici ma réponse adressée à cette (très) grande maison concernant ce "point de vue":
Je ne pense pas, comme tu me l’écris, qu’un texte puisse être « trop riche » pour pouvoir trouver sa place dans une collection destinée à un jeune public. Parce que je ne crois tout bonnement pas qu’il existe UN jeune public, mais là aussi, comme chez les adultes (et le contraire serait à désespérer, non?), plutôt DES jeunes lecteurs. Imaginer ce lectorat-là comme un seul et même bloc ne me semble pas correspondre à la réalité (du moins pas encore mais peut-être que demain au train où vont les choses...)
Un autre facteur pèse aussi lourdement sur les chances d'être publié ou pas quand il s'agit d'un projet concernant un album illustré. Un auteur a infiniment moins de chance de trouver un éditeur quand il propose un projet conjointement avec un illustrateur. Il semble, pour en avoir parlé avec d'autres, que cela soit assez général. Je vous laisse méditer sur les raisons qui peuvent sous-tendre ce fait. Vous pouvez proposer vos solutions en laissant un commentaire. La plus pertinente sera récompensée!
A titre d'exemple, voici un projet élaboré avec Françoise Malaval-Favaro (mon illustratrice préférée!) qui est resté orphelin à ce jour. Il répondait à une demande pour une collection de grands livres cartonnés de contes à lire et à dire mais, parce qu'elle se vendait très mal, a vite été abandonnée... et notre travail avec!
A vous de juger sur pièce...
JAMAIS CONTENT
En ce temps-là, le soleil brûlait si fort et si bas dans le ciel qu’on craignait à tout instant de finir comme un poulet grillé. Rao, le plus intelligent d’entre les hommes, s’en alla trouver Nirantali, la Mère du Monde.
Parvenu près d’elle, il lui demande :
‑ Ne pourrais-tu éloigner un peu le soleil ?
Nirantali accepte. D’un geste, elle fait remonter l’astre brûlant. Rao n’est pourtant pas satisfait :
‑ Trop haut, j’ai trop froid !
Le soleil redescend.
‑ Trop bas, j’ai trop chaud !
projet d'illustration de F. Malaval encre et aquarelle
Nirantali en a plus qu’assez, elle arrête le soleil, là où il se trouve encore aujourd’hui.
Comme Rao se plaint toujours, Nirantali tire de sa poche une graine, elle la plante en terre et dit :
‑ Je te fais un cadeau : je te donne l’ombre d’un arbre.
À la seconde même, la graine se met à germer et à monter vers le ciel.
En quelques instants, la pousse est devenue un arbre majestueux, un banian. Toutes sortes de créatures y trouvent refuge. Mais Rao n’est pas content.
‑ Les feuilles sont trop petites, elles protégent mal des rayons du soleil.
Nirantali saisit les feuilles et tire dessus pour les allonger ; puis, elle courbe les branches vers la terre afin de leur donner la forme d’un parasol.
Rao pousse un long soupir :
‑ Si ton arbre donnait au moins quelque chose à manger ! Je n’aurais plus besoin de travailler durement dans les champs.
Nirantali brise une branche, il en sort du lait. Rao y goutte puis fait la grimace :
‑ Le lait de ma vache est bien meilleur que celui de ton arbre.
Rao se plaint de nouveau :
‑ Pourquoi ton arbre ne porte-t-il pas de fruits ?
À ces mots, Nirantali, qui a bon cœur, fait apparaître des figues sur les branches. Mais cela ne convient toujours pas à Rao.
‑ Maintenant les feuilles sont trop grandes, elles cachent les fruits. Il faudra que je monte très haut pour les cueillir, c’est dangereux !
– Tu n’es jamais content, Rao ! Eh bien ! ce sont les oiseaux qui se régaleront de ces fruits et non les hommes.
Nirantali tourne le dos à Rao et s’en va. Il pourra toujours essayer de l’appeler, désormais la Mère du Monde ne se montrera plus : les hommes sont bien trop agaçants.
projet d'illustration F. Malaval, pâte à modeler
Rao n’est pas très fier, il s’assoit sous le grand banian pour réfléchir. Au-dessus de lui, les oiseaux chantent et gazouillent, il leur demande :
– Que dites-vous ?
– Mille mercis à Nirantali !
Et Rao sourit, il a compris : le fruit le plus doux, c’est toujours celui qu’on reçoit sans l’avoir demandé.