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  • Carnets de doute... 12

    Parfois le doute vous étreint... l'inutilité d'écrire des mots... Nicolas Bouvier disait: Ne pas croire que les écrivains voyageurs passent leur temps à tailler à la machette leur piste dans la brousse. /.../ S'il en était ainsi, ils n'auraient pas le temps d'écrire une ligne.

    Aucun besoin de tenir un journal, aucun besoin de noter quoi que ce soit. Ah, si! Dès notre arrivée, nous avons vu un éléphant dans les rues de Delhi! Il paraît que c'est un heureux présage.

    En dehors de cet événement, toujours aucun besoin de prendre la moindre note. À quoi bon? C'est Étrange, je tiens toujours un journal lorsque je voyage, absolument jamais le reste du temps. Ai-je donc la sensation, en revenant ici en Inde, de retrouver un autre chez moi? Ou bien est-ce la fraîcheur de mon regard passé qui s'est à jamais évanouie?

    New Delhi, décembre 1994

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    défilé du PCI-M à Cochin 2009

     

     

  • Carnets de doute... 11

    Je reprends un note de voyage écrite l'année suivant le tsunami en Inde, il me semble qu'au regard de la pornographie émotionelle que déversent chaque jours les médias à propos d'Haïti ce texte est toujours d'actualité.

     

    Il y a quelques jours, j’écoutais les infos de midi à la radio, je suis tombé sur Yves Duteil qui disait revenir tout juste d’Inde… de Pondichéry, précisément où son beau-frère fabrique des bateaux. Je connais celui-ci, il fait aussi des meubles et nous en avons achetés chez lui pour Samadama, notre maison indienne. Y. Duteil a déclaré qu’avec son beau-frère, ils avaient créé une association pour venir en aide aux victimes du Tsunami. Il a admis qu’énormément d’argent avait été récolté et qu’avec ces sommes considérables ils avaient pu construire un grand nombre de bateaux pour les pêcheurs sinistrés. Des bateaux si nombreux que les pêcheurs avaient retiré leurs enfants de l’école afin de les mettre au plus vite au travail sur ceux-ci ! Des bateaux si nombreux que les prises de poissons sont devenus de moins en moins bonnes à cause de la surpêche ainsi provoquée. Aussi, continuait Y. Duteil, il faut maintenant construire des écoles et convaincre les pêcheurs d’y envoyer leurs enfants afin que ceux-ci ne deviennent pas à leur tour....pêcheurs !

    Bon, c’est bien et très honnête de la part d’Y. Duteil de nous livrer son mea-culpa (ils sont rarissimes ceux qui le font sur le sujet) mais il aurait peut-être fallu commencer par les écoles, non ? avant cette débauche de constructions navales. Il aurait suffi d’écouter les pêcheurs au lendemain du tsunami pour savoir qu’ils n’avaient qu’une ambition : ne plus retourner en mer, et que leurs enfants n’y aillent jamais. Mais, non, nous autres Bons Blancs, nous sommes des types extraordinaires, nous savons ce qu’il leur faut à ces « peuplades lointaines » et nous avons le cœur sur la main : « tu veux des bateaux en voilà, jusqu’à plus soif… Mais, attention, faut pas oublier d’inscrire en énormes lettres sur le bordage le nom des gentils donateurs que nous sommes ! »
    Il n’y a pas que le mal de mer qui me do
    nne parfois la nausée.

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  • Carnets de doute... 10

    Sans-titre-2.jpgInde du Sud... si photogénique ! Gens d'images, gens de lettres... tous s'y bousculent aujourd'hui... Vu, entre autres, Pennac arpentant les boutiques à touristes de Fort Cochin. So wonderful ! On s'y pressera encore quelques semaines, c'est la belle saison... puis ce sera à nouveau la moiteur implacable, tuante, dès février. Pour ceux qui restent, évidemment ; les hôtels ***** seront vides. Par bonheur, à Paris, il fera encore froid. C'est plus sain, cher ami.

    Qu'est-ce qui attire donc ici ?

    Marchandises exotiques.

    Personne n'y échappe : on tombe, tous, tôt ou tard dans le panneau. L'Inde n'est pas avare de clichés : instantanés saisissants, chromos fulgurants, tableaux éclatants à foison. Même après quinze ans de bourlingue dans ce pays, il n'est pas rare qu'une scène entrevue au hasard d'une rue vous saute au visage comme un feu d'artifice. Toujours tiré au ras du sol, à hauteur de trottoir. On est alors percuté : plein les yeux, plein le cœur. Et pourtant, il ne s'agit jamais que d'images. Images fausses, la réalité est bien loin. Plus la plongée est profonde en ce monde, plus la conscience de notre propre naïveté occidentale nous afflige. Une preuve ? Les dieux se déclinent ici en « murthis », en images. On en compte trois cents, trois mille, trois millions, les avis divergent.

    On est toujours pris par une sorte de frénésie du regard au cours des premiers voyages en Inde. On voudrait  épingler tout ce Sans-titre-1.jpgque l'on voit comme on le ferait avec des papillons dans une boîte. Sourire radieux des enfants, chevelure d'une femme fleurie de jasmin, tout autant qu'un corps mangé par la lèpre. On ne connaît pas la honte. Rien ne nous arrête dans notre fureur entomologique : ni fouiller l'ordure ni plonger la main dans la plaie ouverte, grouillante, pour peu que s'y trouve la pièce qui manque à notre intime cabinet des curiosités. Nous ne craignons nullement d'être contaminés, nous sommes hors d'atteinte, à l'abri des éclaboussures, l'œil protégé par l'épaisseur de l'objectif.

    Je n'y ai pas échappé lors des mes premières visites. Depuis, j'ai appris à me méfier de moi-même. Mon carnet de voyage est à trous : les blancs, les vides, les clichés manquants y comptent plus que le reste.

    Bangalore, Karnatka, Inde, 2004

     


  • Carnets de doute... 9

    50° de latitude

    J'ai marché longtemps vers elles

    sur le chemin, l'inlassable monologue du torrent

    personne à l'horizon, l'histoire oubliée

    j'ai dormi dans le creux du vallon : fleur de glace, hier c'était l'été

    j'ai longtemps marché sans ailes

    à tutoyer le vide, escarpement, ligne de fuite

    des pas et des pas, courbé, sous les sifflets des marmottes

    plus haut, plus loin, la paix, moutonnent les moutons emperlés de rosée

    méditent quelques vaches tranquilles, en se jouant de toute inclinaison

    j'ai longtemps marché vers elles

    chaussé sept fois les bottes de sept lieues

    et, à l'instant du col, à la limite précise où l'air semble s'épuiser

    les fleurs les plus belles, un chant d'oiseau, toujours

    soit le bienvenu là où les montagnes sont des îles dans le ciel.


    Sur le chemin du col Saint-Martin, Queyras, 1999

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  • Carnets de doute... 8

    Au hasard d'un carnet ouvert, mes toutes premières IMPRESSIONS de l'Inde non exemptes de clichés. C'était il y a près de vingt ans. Curieux vertige. Qu'il est long le chemin qui nous permet de déchirer le voile masquant nos yeux.

     

     

    Arrivée à New Delhi, trois heures trente du matin. Atterrissage. Nuit noire.

    Après avoir piétiné longtemps à la douane devant le contrôle des passeports, une première vision m'apparaît dès que je m'engage dans le sas qui conduit à l'extérieur de l'aéroport. Le corps appuyé ou plutôt collé le long des baies vitrées, des dizaines d'individus, tels des insectes attirés là par une lumière trop crue, forment une inquiétante ribambelle. Tous ont les yeux fixés sur les voyageurs qui progressent obstinément vers la sortie. Dans ces yeux, je lis comme une avidité non dissimulée Étranges étrangers, aux regards fiévreux, qui nous examinent encore plus intensément que nous n'osons les observer. Je me sens mal à l'aise dans cette sorte de bocal où nous avançons. Pour me donner une contenance, j'examine à mon tour ceux qui se pressent derrière la paroi de verre. Il y a là un étonnant résumé de tous les styles vestimentaires utilisés depuis l'antiquité par la population masculine : tuniques flottantes, pantalons, châles jetés sur les épaules et retombant en drapé, mais aussi haillons de toutes sortes. De nombreux hommes ne portent qu'une large pièce de coton, du blanc ou des carreaux madras, enroulée autour des reins et dont on passe ou pas un pan entre les jambes. D'autres, au contraire, sont vêtus du classique costume occidental de couleur sombre. Ils arborent néanmoins une barbe patriarcale qui prend racine sous des turbans aux couleurs insensées.

    Dès la sortie, le voyageur je me sens en débarquant pour la première fois sur le sol indien. Choc. Un à un mes repères habituels s'évanouissent, se dissolvent. Rien ne ressemble à quoi que ce soit de connu, d'identifiable, de compréhensible. Les odeurs même me paraissent déroutantes. Ce sont bien ces parfums et remugles de l'Inde qui provoquent le plus sûrement en moi cette sensation de vertige, d'hébétude.


    Taxi brinquebalant d'un autre âge. On roule, mal. Dans le faible faisceau des phares, l'Inde s'éveille. Stupeur : la vie grouille de toute part. Encombrements aux croisements, on manœuvre, des camions sont déchargés devant des hangars vétustes et croulants, on roule encore. Arrêt aux feux de signalisation qui ponctuent notre course nocturne. Un vendeur frappe à la vitre : il propose des couronnes d'oeillets d'Inde, cascades orangées surgies de l'obscurité, elles seront offertes tout à l'heure aux dieux, comme présent matinal. Un cadavre de mouton au ventre gonflé gît sur le bord de la chaussée; des vaches aux mamelles sèches et stériles vagabondent ; on klaxonne, elles s'ébrouent sans trop de hâte. Et toujours, partout, sans cesse, des grappes humaines, des hommes, des femmes, des enfants enroulés dans des châles, surgissant de l'ombre ou couchés sur le bord de la route, assis autour d'un brasero qui fume et rougeoie, en marche comme des somnambules vers des occupation incertaines, de vagues destinations. Tous tournent vers le véhicule leurs immenses yeux noirs que les lumières du taxi incendient.

    Il fait encore nuit, une nuit que déchire à peine, par intermittence, les lampadaires de la chaussée à quatre voies sur laquelle nous roulons à présent. Cet éclairage maladif, anémique, porté par de longues tiges de métal usé dont les lampes donnent au paysage une teinte faiblement orangée. Comme celle d'un œillet fané.

    New Delhi, automne 1991.


     

  • Carnets de doute... 7

    Je rêvais d'Ailleurs.

    Voir enfin le Sud, l'autre hémisphère, franchir la ligne et basculer, plonger la tête dans les étoiles, elles jouent ici à tracer de nouvelles marelles, au-dessus d'océans infiniment plus bleus.

    Au fil des jours, au gré des mots et des contes, c'est une terre rouge, et rougie trop souvent, que j'ai arpentée durant trois mois, cette année-là.

    Je rêvais d'Ailleurs., et c'est ainsi que j'ai rencontré l'Autre.kanak.jpg

    Est venu alors le temps du tissage, celui que forme la plus belle et la plus riche des trames : celle qui conjugue fil noir, fil blanc, fil jaune. Une fois la confiance établie, simple passeur de parole que je suis, j'ai donc œuvré sur le même métier que lui, qu'elle. Toi l'autre.

    Et le motif s'est peu à peu dessiné sur le manou : un arc-en-ciel comme on n'en voit nulle part ailleurs qu'à Canala. Un arc-en-ciel du cœur, dans une case aux livres, entourés de bébés dévoreurs... de livres, de mots et d'images.

    Canala, Kanaky pour les uns, Calédonie pour les autres, 2003

    lino gravure "pin colonnaire (le masculin), cocotier (féminin)" de Françoise Malaval

     

    Article sur Reseda Ponga une de mes stagiaires en écriture à lire ici

    Article sur Situation de l'édition francophone pour la  jeunesse de Luc Pinhas,Michel Defourny à lire ici

    à lire aussi mes articles sur ce séjour publié par la revue Citrouille

    le poids des mots

    l'album est une passerelle

    Denis Pourawa

  • Carnets de doute... 6

    Les petites filles indiennes rêvent de robes de princesse, de princesses à la peau blanche uniquement. Une véritable épidémie. Les robes à manches ballons et à volants vaporeux débordent des boutiques jusque dans les rues des villes et des villages. A Trichy, dans le Tamil Nad, le Palais de le Robe en compte plus de 8000 : fierté du propriétaire. Cendrillon s'y perdrait sans doute en cherchant quoi se mettre pour aller au bal. Strass, pacotille, clinquant : ces robes tout en toc brillent de mille feux bien plus fascinants aux yeux des fillettes indiennes que les vrais fils d'or des saris que portent leurs mères.

    Trichy, Tamil Nad, Inde, 20062001324012.JPG

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


    Françoise Malaval : gravure, pastel et collages

  • Carnets de doute... 5

    Parfois, ce sont les mots des autres que j'inscris sur mes carnets ou fixe dans mon oeil numérique. Fulgurances... ou ubuesqueries.

    Vu sur un mur dans le métro : « Ce sont les robots qui vous piquent le boulot, bande de cloches, pas les immigrés ! »

    Paris, station Bastille, 2007

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    Saint-Paul-Trois Châteaux, Drôme, 2006

  • Carnets de doute... 4

    Autre lieux, autre ambiance... randonnée pédestre cette fois.


    Pour méditer en marchant : Si l'éléphant Esprit est lié complètement par la corde Attention, alors tout danger disparaît et tout bien est accessible. Shantideva, VIIème siècle

    Juste quelques pas sur la route du Cristillan. Des bourdons se gavent de suc au coeur d'un chardon : la douceur entre les épines. Il y d'autres fleurs sur le bord de la route, j'en ignore le nom. Peu à peu, nous devenons incapable de nommer avec précision ce qui nous entoure. On appelle plante, herbe, arbre, la multitude de végétaux qui poussent jusque dans notre propre jardin. Nous devenons des handicapés lexicaux. Le mal touche même les scientifiques, les disciplines liées aux classifications animales, végétales, minérales, sont de plus en plus boudées par les étudiants. C'est décidé, demain je me documente et commence les travaux pratiques.

    Le lendemain, un livre botanique sous le bras.Copie Rouleau 102 - 17.jpg

    J'identifie et dresse la liste de mes rencontres végétales et entomologiques. Du bas vers le haut: colchiques, succises des près, ombellifères, parnassies des marais (petites fleurs discrètes aux pétales d'ivoire), campanules, knauties des bois, osiers fleuris, jasiones des montagnes, boutons d'or,   centaurées alpestres, cirses lancéolés, marguerites, carlines acaules Pour les insectes : bousiers, fourmis rousses, bourdons, papillons azurés de la Burgrane, sphinx. En les nommant, je me les approprie  sans rien couper,  sans rien ôter, sans rien épingler. Parce que je marche en paix.

    à partir de Ceillac, Queyras, août 1998

     

  • Carnets de doute... 3

    Je continue à mettre en ligne des extraits de mes carnets de voyage, celui-ci a été publié sur le site de Citrouille.net

     

     

    Shanti

    Shanti habite tout à côté de chez nous. Une masure au toit de tôle. Sur le devant, un espace de terre battue où, l'année dernière encore, sa mère chauffait au soleil son dos voûté, tanné et frippé comme du parchemin. Aujourd'hui, le mince abri de palmes où dormait la vieille a disparu, elle est morte.


    Shanti est une intouchable, une paria, une harijân, une dalit.Kolam F.Malaval.jpg


    Insupportable litanie qui résonne à travers toute l'Inde, bien que depuis 1955 l'Acte sur l'intouchabilité est censé interdire toute discrimination basée sur la caste.

    Intouchable : le mot continue à porter son poids. Pour le brahmane orthodoxe, l'ombre même d'un intouchable demeure encore une souillure.

    Paria : celui qui bat le tambour pour les funérailles d'un défunt, une corvée qui incombe aux intouchables

    Harijân : « enfant de dieu », le nom donné par Gandhi aux intouchables lors de la fondation, en 1929, du premier mouvement censé abolir le concept d'intouchabilité.

    Dalit : le nom que les intouchables revendiquent eux-mêmes aujourd'hui. Le traduire ? Je n'ai pas trouvé mieux que : damnés de la terre.


    Sur le sol de terre battue, tous les matins, alors que le soleil se lève à peine, Shanti dessine un kolam - elle dit : rangooli. Kolam ou rangooli, c'est la même chose : un dessin, tracé avec de la poudre, qu'on effectue devant les maisons. Un signe auspicieux, un dessin de bienvenue. Le motif est différent chaque jour.

    Shanti prend un peu de poudre blanche - de la pierre calcaire- entre ses doigts et elle dispose une série de point de repères sur le sol. Puis, elle trace le motif en reliant les points entre eux, sans lever la main, d'un geste sûr, gracieux. Pour la grande fête de Pongal, elle utilise des poudres de couleur durant plusieurs jours. Dans un temps pas si lointain encore, les femmes indiennes se servaient pour leur kolams de poudre de riz : une offrande qu'elles laissaient aussi aux animaux minuscules, aux insectes affamés.


    Ce matin, Françoise a demandé à Shanti de lui montrer son carnet de kolams. Les motifs traditionnels se transmettent de mère en fille par ces carnets. Celui de Shanti contient des merveilles. Elle est habile, inventive : elle a un talent fou. Un talent qui n'a jamais eu d'autre place pour s'exprimer que ce misérable carré de terre nue et rouge devant sa porte.

    Françoise et Shanti sont restées longtemps ensemble, côte à côte, le crayon passant de la main de l'une à la main de l'autre. Je les ai regardées avec un brin de regret. Le dessin ne connaît pas de frontière, langage de l'œil et de la main, qui saute par-dessus la barrière des langues.

    Tandis que les mots que j'écris...


    Shanti, pas toujours intouchable.

    Shanti, qui ploie sous les coups de son mari.

    Un pêcheur, comme tant d'autres dans ce quartier coincé entre mer et rivière. Un homme sans âge, usé, brûlé. Tout le fruit de sa pêche est échangé directement chez le marchand d'alcool. Arak, raki, toddy : sous ces noms folkloriques se cache la plupart du temps un tord-boyaux frelaté qui rend fou, qui tue parfois parce que le trafiquant l'a allongé de méthanol ou même de pesticides.

    Combien ai-je entendu de visiteurs occidentaux s'étonner : « Les gens boivent en Inde ? Au pays de la spiritualité, mais vous plaisantez ! » Je ne plaisante pas. Le mauvais alcool coule à flots dans les assommoirs sordides de l'Inde entière. À Pondichéry bien plus qu'ailleurs. Allez-y voir.

    Et n'oubliez pas de regarder aussi à qui le crime profite.


    Le soir, le mari de Shanti rentre au logis, les mains vides. Il n'apporte rien d'autre que sa rage éthylique. Il brise tout ce qui peut l'être encore et cogne sur sa femme. Les voisins s'en mêlent, le ramènent au calme. Jusqu'à la prochaine tempête sous son crâne.

    Chaque matin, après avoir dessiné son kolam, Shanti s'en va jusqu'à Cuddalore, dans un bus bondé, à vingt-cinq kilomètres de là, pour acheter du poisson à des pêcheurs moins intoxiqués que son mari. Puis elle revient à Pondichéry pour le revendre avec un maigre bénéfice en passant de maison en maison. C'est en faisant cela qu'elle a réussi à élever ses deux fils, deux grands gaillards qui ont le même sourire éblouissant que leur mère.

    On se prend à rêver que tout cela va changer. Que les damnés de la terre, menés pas les femmes, secouent enfin leur joug et brisent leurs chaînes. Et il n'est peut-être pas si lointain le temps de cette mise en mouvement.

    Alors, parmi les étendards brandis par les dalits pour leur libération, on pourra voir, je le sais, un kolam de Shanti.

    Munrungapkkam ; banlieue de Pondichéry, janvier 2004

    illustration de Françoise Malaval : exposition Samadama