Je continue à mettre en ligne des extraits de mes carnets de voyage, celui-ci a été publié sur le site de Citrouille.net
Shanti
Shanti habite tout à côté de chez nous. Une masure au toit de tôle. Sur le devant, un espace de terre battue où, l'année dernière encore, sa mère chauffait au soleil son dos voûté, tanné et frippé comme du parchemin. Aujourd'hui, le mince abri de palmes où dormait la vieille a disparu, elle est morte.
Shanti est une intouchable, une paria, une harijân, une dalit.
Insupportable litanie qui résonne à travers toute l'Inde, bien que depuis 1955 l'Acte sur l'intouchabilité est censé interdire toute discrimination basée sur la caste.
Intouchable : le mot continue à porter son poids. Pour le brahmane orthodoxe, l'ombre même d'un intouchable demeure encore une souillure.
Paria : celui qui bat le tambour pour les funérailles d'un défunt, une corvée qui incombe aux intouchables
Harijân : « enfant de dieu », le nom donné par Gandhi aux intouchables lors de la fondation, en 1929, du premier mouvement censé abolir le concept d'intouchabilité.
Dalit : le nom que les intouchables revendiquent eux-mêmes aujourd'hui. Le traduire ? Je n'ai pas trouvé mieux que : damnés de la terre.
Sur le sol de terre battue, tous les matins, alors que le soleil se lève à peine, Shanti dessine un kolam - elle dit : rangooli. Kolam ou rangooli, c'est la même chose : un dessin, tracé avec de la poudre, qu'on effectue devant les maisons. Un signe auspicieux, un dessin de bienvenue. Le motif est différent chaque jour.
Shanti prend un peu de poudre blanche - de la pierre calcaire- entre ses doigts et elle dispose une série de point de repères sur le sol. Puis, elle trace le motif en reliant les points entre eux, sans lever la main, d'un geste sûr, gracieux. Pour la grande fête de Pongal, elle utilise des poudres de couleur durant plusieurs jours. Dans un temps pas si lointain encore, les femmes indiennes se servaient pour leur kolams de poudre de riz : une offrande qu'elles laissaient aussi aux animaux minuscules, aux insectes affamés.
Ce matin, Françoise a demandé à Shanti de lui montrer son carnet de kolams. Les motifs traditionnels se transmettent de mère en fille par ces carnets. Celui de Shanti contient des merveilles. Elle est habile, inventive : elle a un talent fou. Un talent qui n'a jamais eu d'autre place pour s'exprimer que ce misérable carré de terre nue et rouge devant sa porte.
Françoise et Shanti sont restées longtemps ensemble, côte à côte, le crayon passant de la main de l'une à la main de l'autre. Je les ai regardées avec un brin de regret. Le dessin ne connaît pas de frontière, langage de l'œil et de la main, qui saute par-dessus la barrière des langues.
Tandis que les mots que j'écris...
Shanti, pas toujours intouchable.
Shanti, qui ploie sous les coups de son mari.
Un pêcheur, comme tant d'autres dans ce quartier coincé entre mer et rivière. Un homme sans âge, usé, brûlé. Tout le fruit de sa pêche est échangé directement chez le marchand d'alcool. Arak, raki, toddy : sous ces noms folkloriques se cache la plupart du temps un tord-boyaux frelaté qui rend fou, qui tue parfois parce que le trafiquant l'a allongé de méthanol ou même de pesticides.
Combien ai-je entendu de visiteurs occidentaux s'étonner : « Les gens boivent en Inde ? Au pays de la spiritualité, mais vous plaisantez ! » Je ne plaisante pas. Le mauvais alcool coule à flots dans les assommoirs sordides de l'Inde entière. À Pondichéry bien plus qu'ailleurs. Allez-y voir.
Et n'oubliez pas de regarder aussi à qui le crime profite.
Le soir, le mari de Shanti rentre au logis, les mains vides. Il n'apporte rien d'autre que sa rage éthylique. Il brise tout ce qui peut l'être encore et cogne sur sa femme. Les voisins s'en mêlent, le ramènent au calme. Jusqu'à la prochaine tempête sous son crâne.
Chaque matin, après avoir dessiné son kolam, Shanti s'en va jusqu'à Cuddalore, dans un bus bondé, à vingt-cinq kilomètres de là, pour acheter du poisson à des pêcheurs moins intoxiqués que son mari. Puis elle revient à Pondichéry pour le revendre avec un maigre bénéfice en passant de maison en maison. C'est en faisant cela qu'elle a réussi à élever ses deux fils, deux grands gaillards qui ont le même sourire éblouissant que leur mère.
On se prend à rêver que tout cela va changer. Que les damnés de la terre, menés pas les femmes, secouent enfin leur joug et brisent leurs chaînes. Et il n'est peut-être pas si lointain le temps de cette mise en mouvement.
Alors, parmi les étendards brandis par les dalits pour leur libération, on pourra voir, je le sais, un kolam de Shanti.
Munrungapkkam ; banlieue de Pondichéry, janvier 2004
illustration de Françoise Malaval : exposition Samadama