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Modeste modestine

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Photo P.Favaro

Il y a, au cours des ans, des projets littéraires qu'on abandonne faute d'avoir su ou pu trouver la bonne personne pour les éditer. "Nous, les bêtes" a été de ceux-là. Avec ma femme et complice de toujours Françoise Malaval pour les illustrations et Philippe Godard pour le volet documentaire, nous avions imaginé en 2015 donner la parole aux bêtes! Nous avions choisi quinze animaux qui ont réellement existé et dont les faits ont profondément marqué les esprits des hommes et des femmes de leur temps et de leur espace géographique. L'ânesse de Stevenson, Modestine, faisait partie de la troupe des sélectionnés. Pour présenter le projet, j'avais écrit une des quinze fictions que Françoise avait illustrée (je scannerai bientôt l'original pour vous le présenter) et dont Philippe avait écrit le documentaire venant compléter le tout. Hélas, le tout est resté lettre morte... Un projet qui ne rentrait pas dans les cases, nous avait-on dit.

En cette période estivale où l'on randonne, parfois  avec des ânes comme sur le circuit Stevenson, j'ai cru bon de redonner la parole à la modeste Modestine, et je vous conseille vivement le livre de JY Loude et Viviane Lièvre Voyage avec mes ânes. Soyez doux et patient avec ces animaux d'une intelligence et d'une finesse hors du commun.

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étude préparatoire, aquarelle Ó F.Malaval

MODESTE MODESTINE

Je vous l’assure ! Un « accessoire de literie » une sorte de « bois de lit automatique sur quatre pieds », c’est ainsi qu’il me considéra le jour où il m’acheta. J’exagère, pensez-vous ? Mais, c’est écrit noir sur blanc dans un livre… son livre ! Du mobilier mobile, voilà ce que j’étais à ses yeux, et rien de plus. Pour soixante-cinq francs et un verre d’eau-de-vie, sur la place du marché au Monastier, l’affaire fut conclue. Je changeai de propriétaire et quittai les mains calleuses du Père Adam pour passer entre celles, plus raffinées en apparence, d’un écrivain, écossais. Je gagnai au change, allez-vous sans doute penser. Balivernes ! Dès le lendemain six heures, ce novice en science asienne me passa sur le dos une selle si mal fichue et me chargea de façon si maladroite qu’il ne fallut pas plus d’une demi-minute pour que tout le bât glissât dans la poussière. Que croyez-vous qu’il se passât alors ? Ce fut moi qu’on corrigea, sans ménagement, et non le bât et l’incapable qui s’en occupa.

La veille, ce même homme, qui cachait sous ses airs cultivés une brutalité bien ordinaire, semblait pourtant être tombé sous mon charme. Les lignes qu’il écrivit à mon sujet en témoignent : une charmante petite ânesse, le poil couleur d’une souris idéale, le regard bon, la mâchoire bien dessinée, si menue et élégante de formes. Une élégance qui lui fit défaut plus d’une fois à mon égard : dès les premiers instants, les coups se mirent à pleuvoir. Chaque pas que je faisais, durant les premières étapes du voyage que ce fou littéraire s’était mis en tête d’accomplir, me coûtait double ration de gourdin. Cela vous paraîtra curieux, mais, quand il me frappait, je l’entendais gémir d’avoir à le faire et ses yeux se remplissaient souvent de larmes. La douleur pour les bêtes, les pleurs pour les hommes. Cela vous étonne ? On le serait à moins ! Les êtres humains sont de bien étranges créatures ; assez sommaires, à dire vrai, pour croire encore que la force brutale peut avoir plus de résultats que l’exemple et la persuasion en matière d’apprentissage.

Par bonheur, mon sort s’améliora quelque peu par deux fois au cours des jours qui suivirent. La première au soir d’une étape passée à l’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas. Il y avait là un aubergiste qui fit présent à mon écrivain d’une simple gaule pointue, d’un huitième de pouce, auquel il donna le titre ronflant d’aiguillon. Et voilà tout à coup notre romancier écossais s’imaginant qu’il était devenu le maître et que j’étais son esclave. Vous riez, mais ce furent les mots mêmes qu’il coucha dans son carnet. Une simple piqûre et je lui donnais le change en partant d’un joli petit trottinement qui avalait les lieues. Plus de bastonnade vaine, plus de fouet inutile : une simple piqûre sur la croupe, disais-je, pareille à celle d’un taon ou d’une guêpe, suffisait à me mettre gaillardement en route. C’est là, pour nous autres, une simple loi de la nature, mais ce benêt trouvait l’invention merveilleuse. S’il s’était essayé à me comprendre, j’aurais pu lui en faire la démonstration plutôt, nous aurions ainsi évité tous deux tous ces maux superflus.

Une deuxième halte me permit également de continuer la route que ce diable d’homme m’imposait avec une peine bien moindre. Il y avait au Cheylard, un homme qui avait débuté dans la vie comme muletier. Lorsqu’il vit que mes deux jambes d’avant avaient la chair à vif et que du sang coulait sous ma queue, il expliqua à mon écrivain la bonne façon de répartir équitablement le poids sur mon dos. Il fallut deux étapes encore pour que celui-ci, à cause d’un entêtement qui est sans doute un trait commun à tous les gens d’Écosse, admît enfin la leçon qu’on lui avait faite.

La suite du voyage nous fit longer les confins du Vivarais et du Gévaudan. J’y allais bon pas et sans trop de peine bien que la proximité de cette dernière région ait été de nature à me faire hérisser le poil. Pourquoi, me demandez-vous ? Je vous épargnerai le détail de cette histoire, mais sachez qu’une bête sanguinaire y a longtemps sévi, croquant avec gourmandise les enfants de ce pays. C’est du moins ce que prétendirent, en échangeant des regards en coin, les gens dans les villages que nous traversâmes. Il se peut aussi qu’ayant affaire à un menteur de profession, ce qu’est en vérité un faiseur de romans, ces pauvres paysans se crurent obligés de lui servir quelques belles menteries en guise d’hommage.

Nous cheminions désormais tous deux sous une sorte d’entente tacite : j’allais où mon propriétaire voulait, même si ces choix me parurent souvent extravagants et aventureux ; en contrepartie, j’étais traitée presque dignement et plus d’une fois il partagea avec moi sa ration quotidienne de pain. Étions-nous devenus pour autant de vrais compagnons ? J’aurais pu le croire si, au bout de ces longues journées de marche commune, la fin du voyage ne s’était bientôt profilée. Laissez-moi vous exposer ce modèle de trahison. Nous passâmes donc notre dernière nuit au clair de lune, et je reçus avec des manifestations de reconnaissance le pain que me tendit celui qui se pensait mon maître. Naïve créature que j’étais ! Le lendemain, après avoir dépassé Saint-Germain-de-Calberte, commença alors le long trajet qui descendait sur Saint-Jean-du-Gard. Nous y fîmes étape au soir. Pour suivre le rythme que l’Écossais m’avait imposé, j’étais presque parvenue au-delà même de mes forces. Il y avait à l’auberge un garçon d’écurie qui m’examina et me déclara incapable d’aller plus loin. J’avais besoin de deux bonnes journées de repos. Mais celui pour qui j’avais fait une si pénible route n’entendait pas prendre pareil retard dans ses projets. Il y avait une diligence qui partait pour Alès, terme de son périple en cette région. À partir de là, il devait ensuite prendre un courrier rapide et enfin s’apprêter à quitter notre pays. Ce qu’il fit ? Une ligne dans le livre qu’il consacré à ce périple en témoigne : « Je décidai de vendre mon amie et de partir par la diligence de l’après-midi. » Son amie ! Entendez-vous ? Vendue pour trente-cinq francs avec le bât et tout l’attirail. Oubliés, les douze jours de compagnonnage, même s’ils furent orageux à leur début ; oubliés, les cent vingt kilomètres parcourus, les chemins escarpés de montagne, les pistes marécageuses… Belle amitié, en effet ! Un homme que je ne connaissais pas me tira bientôt par le cou pour me conduire un peu à l’écart de la route où se tenaient des paysans qui pressaient des pommes. Pendant ce temps, le maire du bourg avec lequel l’écrivain avait fait connaissance l’accompagnait tranquillement vers la diligence. Je l’entendis lancer en guise d’adieu à mon littérateur écossais : « Bon voyage, monsieur Stevenson, et ne nous oubliez pas quand vous aurez regagné votre pays ! » Tandis qu’on me poussait vers un sentier de traverse, je me tournai une dernière fois vers celui que j’avais servi durant douze jours… Ce que je vis alors ? Allez-vous consentir à me croire ? À l’instant où le père Adam m’avait vendu au Monastier, le vieil homme n’avait pu s’empêcher d’écraser quelques larmes. J’avais mis cette démonstration d’affection inhabituelle sur le compte de l’eau de vie, celle qu’il avait fait descendre dans sa gorge pour sceller l’affaire. Mais, quand les yeux de monsieur Stevenson plongèrent dans les miens, il me faut bien l’admettre, ses larmes me parurent plus mille fois plus abondantes.

Je vous le dis, mes chers camarades, qui m’écoutez ce soir à la veillée dans cette grange à foin où nous autres, ânes, baudets, mules et mulets, sommes parqués loin des oreilles des hommes : leur âme nous sera à jamais insondable !

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