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Quelle littérature destinée à la jeunesse?

Un article paru dans le numéro de novembre 2006 de la revue CITROUILLE. Il reste, hélas! bien d'actualité!


Je n’irai pas jouer de la flûte à Hamelin de Patrice Favaro

 

 

La question récurrente dans tout dialogue avec des enfants est bien sûr l’inévitable pourquoi des choses formulé (et martelé parfois avec tant d’obstination) à l’endroit de l’adulte. Ce pourquoi est essentiel à leur compréhension du monde, à l’image qu’ils vont s’en faire. Devenu adulte, chacun devrait continuer à pratiquer ce questionnement salutaire. À l’oublier, on risque la léthargie de l’esprit… et de la léthargie à l’état létal : la distance est infime !

« Écrire, c’est organiser le chaos »

La phrase est de R.L. Stevenson, et je l’ai faite mienne depuis longtemps. Oui, pourquoi écrire, écrire pour soi et pour l’autre (et plus encore si cet autre est un enfant, un adolescent), si ce n’est afin d’essayer d’organiser le chaos du monde qui nous entoure, de celui qui nous habite, et tenter de donner à tout cela un début de sens ? Parce que c’est bien ainsi que le monde se manifeste à nous chaque seconde si l’on accepte de le regarder en face : chaotique et violent. Avec un peu de chance, et surtout à condition de grandir dans une famille aisée et dans le monde occidental, l’expérience de cette brutalité se fera le plus souvent « à distance » et à travers le filtre des images. Pour le plus grand nombre d’enfants sur cette planète, c’est directement que se fera la confrontation à cette réalité. Être un enfant de Cana au Sud Liban ou un petit Français regardant les images de Cana au J.T. offre un point de vue radicalement différent sur la vie, faut-il le rappeler ?

Quoi qu’il en soit : expérience proche et directe ou seulement médiatique, la question qui demeure est bien de savoir quel sens l’un ou l’autre de ces enfants pourra donner à la souffrance, à la mort, à l’injustice, à la persécution, aux maux qui s’offrent à sa vue sans retenue dans la société d’aujourd’hui. Et de pouvoir s’interroger s’il existe même un sens à tout cela. Est-ce que des livres pour enfants permettent d’aborder ces questions ? Certains oui, encore, mais ils sont rares, et ils se feront de plus en plus rares, je le crains.

 

Il était une fois…

J’entends, j’ai entendu si souvent, l’inévitable protestation : « Dans les bons livres pour enfants, au moins on épargne leur sensibilité ! À quoi sert-il de leur donner à penser que le monde réel est désespérant». Ce n’est pas le monde réel qui est désespérant, c’est notre renoncement à le voir dans sa réalité. L’observer, en témoigner, faire de ce témoignage le coeur de l’acte d’écrire, d’illustrer, de conter, c’est déjà commencer à changer les choses. On ne les changera jamais en fermant les yeux, pas plus qu’en détournant son regard. Le livre n’est pas qu’un objet de divertissement comme on voudrait le faire croire à ceux pour qui lire est une difficulté ; il est d’ailleurs battu à plate couture sur ce terrain par l’image électronique. Aujourd’hui plus que jamais, son intérêt est ailleurs : il permet mieux que tout autre moyen d’interroger le monde, de le penser, et donc peut-être d’agir sur celui-ci.

Seulement, voilà, les vieilles histoires se répètent à l’infini. Les braves gens de la bonne ville de Hamelin ont été chercher un joueur de flûte. Un habile musicien pour les débarrasser de leurs peurs, des cauchemars qui les empêchent de dormir tranquillement : de ces affreux rats noirs qui hantent leurs nuits. On ne veut pas, on ne veut plus en entendre parler. Que le joueur de flûte les entraîne ailleurs, chez les autres ! Mais, pour cela il y a un prix à payer, et il est incomparablement plus élevé que le salaire consenti au musicien par les gens de Hamelin : le joueur de flûte est un voleur d’enfants.

Aujourd’hui, le marché du livre, comme ailleurs, regorge de joueurs de flûte qui connaissent parfaitement la musique. Ils conduisent habilement les enfants… à travers les rayonnages d’un univers factice, un univers qui ne se vit pas, qui se consomme. La façon la plus radicale de les noyer, pour tout dire.

 

Témoigner de l’Autre et de l’Ailleurs

À Genève (est-ce un hasard ?) une élève de collège m’interpelle : « Vos histoires de pays lointains ne m’intéressent pas ! On a bien assez de problèmes ici pour s’occuper de ce qui se passe ailleurs! » Le joueur de flûte était passé par là bien avant moi.

Si mes histoires se déroulent le plus souvent à l’autre bout du monde, c’est parce que j’ai toujours eu le goût « d’aller y voir par moi-même », et ce goût-là je ne le dois qu’à mes lectures. Bien sûr, c’est aussi une question de nature et je n’attends pas que tout un chacun ait le même centre d’intérêt que moi. Mais, en écrivant mes histoires, je n’ai jamais eu l’impression de m’occuper d’autre chose que de ce qui se passe, justement, ici et maintenant. La plus ancienne version connue de Cendrillon vient de Chine. Qu’importe ! Si elle a traversé tout autant l’espace que le temps, c’est bien parce qu’elle nous parle. La maltraitance et l’exploitation domestique des enfants sont des maux universels, pas des spécialités chinoises.

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Photo © Patrice Favaro

Dans mes romans sur l’Inde, ou dans l’album Princesse Laque, il ne s’agit pas de relater mes voyages, ma vie à l’étranger, ou de donner dans l’exotisme, mais bien de témoigner de ce que je peux voir là-bas et qui me semble nous concerner ici. Les enfants des rues de Delhi, affrontent chaque jour une misère qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qu’on peut trouver dans un squat d’une grande ville française. Les processus qui permettent de faire taire une voix sont partout identiques : dans les prisons de Birmanie, dans celle de Guantanamo, tout comme dans le huis clos d’une famille où règne la violence parentale. L’intérêt que je vois à écrire sur l’Autre et sur l’Ailleurs, c’est qu’ils nous apprennent souvent plus sur nous-mêmes que la pratique prolongée et répétée de l’introspection. Pour cela, il faut accepter de prendre de la distance, du recul, un minimum de risques aussi, et se décoincer le nez de son petit nombril.P1180028.jpg

 Photo © Patrice Favaro

 

Apprendre à voir et refuser de se taire.

Quand on refuse de s’en tenir au rôle d’hypnotiseur qui semble être dévolu aujourd’hui à l’auteur, et plus encore à l’auteur jeunesse, il n’existe que deux façons de dire le monde. Ou plutôt deux façons de tenter de le faire. La première est factuelle : elle répond aux quand ? qui ? quoi ? où ? comment ? du journalisme. La seconde plonge plus loin, elle s’intéresse au pourquoi des choses, encore et toujours, dans sa complexité, en ne faisant pas l’économie de l’émotionnel, du symbolique, de l’inconscient. C’est précisément pour cette raison-là que j’ai choisi d’écrire des romans ou des histoires qui ont le goût du conte comme dans Princesse Laque où une jeune femme, si semblable à Aung San Suu Kui peint sur des objets laqués la terrible réalité du royaume de Birmanie. Cette histoire, je ne la pense en rien « étrangère ».  Que croit-on désormais ici dans ce monde si bien nanti économiquement ? Que veut-on faire croire aux enfants qui y grandissent ? Qu’ils sont définitivement à l’abri des soubresauts du monde, des bruits de bottes, des guerres, de la tyrannie ? Que le reste de la planète peut sombrer dans la misère et la violence, le désastre écologique, l’épidémie, sans que cela ne vienne dérange un jour leur sommeil ? Quel bel air de flûte ! On peut certes le regretter, mais le monde n’en est pas moins ce qu’il est. Pourquoi devrais-je alors mentir à son sujet ? Est-ce mon rôle en tant qu’adulte, en tant qu’auteur ?

Dans un film d’Agnès Varda, deux personnages conversent dans la pénombre. Soudain l’un dit à l’autre : « Allume un peu la lumière, j’entends pas bien ce que tu dis ! » Donner un peu de lumière, une lumière qui donne à entendre, à davantage comprendre, à mieux se connaître : quelle autre ambition pourrait-t-on avoir en écrivant ?

Je n’en ai pas d’autre et je n’irai jamais jouer de la flûte aux enfants d'Hamelin ou d'ailleurs.

 

 

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